CHAPITRE 5 : DEREGLEMENTATION DES DEPOTS A VUE ET FONCTIONNEMENT BANCAIRE

 

Aujourd'hui, la France demeure l'un des rares pays développés où la rémunération des dépôts bancaires reste strictement réglementée. L'interdiction de verser des intérêts sur les dépôts à vue a été formulée par le Conseil National du Crédit en 1967 (Décret Debré ). Il est donc légitime aujourd'hui de s'interroger sur les fondements de la non rémunération des dépôts à vue et sur les conséquences d'une éventuelle réforme de cette réglementation sur le fonctionnement de l'industrie bancaire.

SECTION 1 : REGLEMENTATION DES DEPOTS A VUE : FONDEMENTS ET IMPLICATIONS :

A - Fondements de la non rémunération des dépôts à vue

Les différentes justifications de l'interdiction de rémunérer les dépôts à vue se basent principalement sur les dangers qui peuvent affaiblir le système bancaire en cas d'une déréglementation de ces dépôts. Pour mieux appréhender les différents arguments avancés pour défendre la non rémunération, on distingue à la suite de Chiappori.PA (1992) deux catégories d'arguments : ceux qui ont trait à la nature de la monnaie et ceux qui relèvent de préoccupations prudentielles.

1 - Rémunération des dépôts, épargne, inflation et coût du crédit :

La première serie d'arguments en faveur de la non rémunération des dépôts à vue consiste donc à évoquer des éléments tenant à la nature de la monnaie. Tout d'abord, la rémunération de la monnaie est considérée comme une violation aux principes fondamentaux de la théorie économique. Cet argument ne peut pas être considéré comme valable dans la mesure où la monnaie, pour sa plus grande part, est rémunérée dans toute économie. Ensuite, la nécessité de réorienter l'épargne de court terme vers le long terme justifierait la non rémunération. Même si cet argument est à prendre en considération, il apparaît, néanmoins, insuffisant pour justifier l'interdiction de rémunérer les dépôts à vue. Par ailleurs, la crainte de conséquences inflationnistes a été parfois évoquée pour défendre cette réglementation. Mais, l'observation empirique n'indique nullement un effet de ce type à la suite de la déréglementation des dépôts en Europe. Certains spécialistes craignent même que la croissance rapide des O.P.C.V.M monétaires, favorisée par la non rémunération des dépôts à vue, conduit à perturber les processus de contrôle de la création monétaire. Enfin, le danger d'une hausse des taux du crédit, à la suite d'une rémunération des dépôts à vue, est un argument à prendre au sérieux dans la mesure où une hausse du coût du crédit peut conduire à un ralentissement de l'investissement et de la croissance économique.

Mais, selon Chiappori (1992), cet argument est également insuffisant parce que, d'une part, cette hausse sera probablement faible et d'autre part, cette hausse correspondra pour partie à la suppression des distorsions existantes dans la tarification des crédits et aura ainsi des effets bénéfiques. Par ailleurs, la crainte que la rémunération profiterait essentiellement aux titulaires de revenus élevés est largement illusoire. Par contre, la crainte que la tarification pénaliserait les plus pauvres est un argument beaucoup plus préoccupant [Chiappori.PA (1991)].

2 - Les préoccupations prudentielles :

La deuxième série d'argumentation en faveur de l'interdiction de rémunérer les dépôts à vue relève des préoccupations prudentielles. Cette argumentation s'avère plus convaincante que la précédente dans la mesure où il s'agit de la stabilité et de la sécurité du système bancaire. L'idée consiste à dire qu'en cas de déréglementation, on risquerait de voir apparaître une forme de "concurrence destructrice" sur le marché des dépôts à vue. Cette concurrence minerait la santé des banques et pourrait au pire déboucher sur des crises financières d'envergure.

Dans cette optique, le véritable danger viendrait du fait que la libre rémunération des dépôts à vue inciterait les banques à une concurrence par les prix de plus en plus aiguë et donc à accroître le risque. En effet, si l'on prend en compte les phénomènes d'imperfection des contrôles et d'asymétrie d'information qui caractérisent l'intermédiation financière, l'effet pervers viendrait du fait que les établissements aux placements les plus risqués, pourraient offrir des taux plus élevés de rémunération. Ils détourneraient ainsi à leur avantage une part importante des ressources. Ceci pourrait se traduire par une prise excessive de risque au niveau global. En revanche, la non rémunération procure aux banques un "matelas de sécurité", qui leur permet d'amortir les chocs éventuels de l'environnement. Ces préoccupations prudentielles sont certainement des éléments essentiels à prendre en considération pour garantir la stabilité et l'efficacité du fonctionnement bancaire. Mais, on se demande aujourd'hui si de telles préoccupations suffisent pour maintenir la réglementation des dépôts à vue ?

Selon Chiappori (1993), les arguments favorables à la réglementation actuelle paraissent globalement faibles. Il considère donc qu'une évolution de la réglementation des dépôts à vue s'avère aujourd'hui nécessaire. D'autant plus que cette réglementation génère certains effets pervers sur le fonctionnement bancaire. B - Les implications de la réglementation des dépôts à vue sur le fonctionnement bancaire : La réglementation des dépôts à vue affecte considérablement la structure et le fonctionnement de l'industrie bancaire. Chiappori, Perez-Castrillo et Verdier (1995) et Chiappori [(1992) et (1993)] considèrent que la non rémunération des dépôts à vue est la principale source de surcapacité dans la banque. Cette réglementation induit également d'autres effets pervers sur le fonctionnement de la concurrence bancaire. 1 - La réglementation des dépôts à vue en tant que source de surcapacité dans la banque :

a - Le modèle de Chiappori, Perez-Castrillo et Verdier :

Chiappori, Perez-Castrillo et Verdier (1995) tentent d'élaborer un modèle de concurrence imparfaite permettant d'apprécier l'impact de la réglementation des taux créditeurs (l'interdiction de verser des intérêts sur les dépôts à vue) sur la structure du marché bancaire en Europe. Les auteurs adaptent le modèle de Salop.S (1979) à un réseau de guichets circulaire doté de clients répartis uniformément. Les banques choisissent la taille de leur réseau et la localisation de leurs agences. Les clients décident en fonction des conditions proposées (taux, ...) et de la distance qui les sépare des différentes agences.

Chiappori, Perez-Castrillo et Verdier (1995) aboutissent à la conclusion suivante : la réglementation des dépôts à vue conduit à un surdimensionnement du réseau de guichets bancaires. Les auteurs montrent que l'hypothèse de libre entrée ajoutée à celle de la non rémunération des dépôts conduit à long terme à un accroissement du nombre des nouvelles installations et à un accroissement temporaire des profits des banques. En effet, selon ces auteurs, d'un point de vue micro-économique, la non rémunération des dépôts à vue équivaut à la création d'une rente au bénéfice des organismes collecteurs. Ils y a donc un prélèvement sur les déposants au bénéfice des institutions financières. Cette rente de situation, qui gonfle à court terme les profits des banques, va favoriser ainsi à long terme l'accroissement des dépenses d'infrastructure. D'où l'augmentation du nombre d'agences bancaires. La logique est claire : plus le gain réalisé sur chaque compte à vue supplémentaire est élevé, plus la rentabilité apparente des créations d'agences sera artificiellement gonflée. D'où un surdimensionnement des réseaux par rapport à leur rentabilité économique réelle. Martin (1995) décèle le même résultat selon une approche différente. Une stratégie à la Cournot avec une concurrence sur le volume des dépôts et sur le volume des crédits entraîne des rendements négatifs pour un investissement physique supplémentaire. Donc, l'introduction d'une concurrence en prix induite par la suppression de la réglementation des dépôts conduirait à l'abandon de la stratégie d'extension des réseaux de guichets.

b -Les constatations empiriques :

Chiappori, Perez-Castrillo et Verdier (1995) considèrent que l'observation empirique conforte leur intuition théorique. Ils montrent empiriquement que la densité du réseau bancaire est plus forte dans les pays où la réglementation impose la non rémunération des dépôts à vue comme la Belgique, l'Allemagne ou la France. Au contraire, la forte concurrence en taux (et les faibles marges) qui caractérisent par exemple les Etats-Unis, le Canada ou l'Italie se traduisent par une moindre densité du réseau. Le tableau suivant illustre cette constatation : Tableau 5.1 : Densités respectives des réseaux d'établissements de crédits (fin 88) Source : BRI/Banque de France; cité in " La banque en chiffres", AFB, mars 1991.

Une autre constatation empirique, qui selon les auteurs va dans le même sens, est que la déréglementation provoque a contario une forte concentration du réseau bancaire. De ce point de vue, la réforme espagnole de 1987, ou le développement de la compétition sur les taux à vue en Grande-Bretagne des années quatre-vingt, constituent des exemples instructifs [voir par exemple : Vives.X (1990) ]. Le graphique (5.1) donne une vision très claire des conséquences de la déréglementation brutale que l'Espagne a connu au milieu des années quatre-vingt. On remarque que la déréglementation introduit une rupture de tendance manifeste. D'une part, la taille des réseaux se stabilise et d'autre part, le montant moyen des dépôts par agence recommence à croître régulièrement.

Graphique 5.1 : Taille totale du réseau (Espagne)

Source : Chiappori.PA (1993).

2 - Non rémunération des dépôts et concurrence bancaire :

La réglementation des dépôts à vue affecte également le fonctionnement de la concurrence dans l'industrie bancaire. Elle revient à fixer administrativement le prix d'un service fourni sur le marché bancaire. Mais, cette réglementation ne supprime pas pour autant la concurrence entre banques. Au contraire, cette concurrence sera d'autant plus intense dans la mesure où il s'agit de l'appropriation d'une rente au-dessus du profit "normal". Faute de ne pas pouvoir s'exercer par les prix, cette concurrence sur le marché des dépôts empruntera d'autres voies:

a - L'extension du réseau : Sans revenir sur le problème de surcapacité généré par la non rémunération des dépôts à vue, l'accroissement des dépenses d'infrastructure avec l'extension des réseaux d'agences, constitue un premier vecteur de cette concurrence indirecte. Soulignons, néanmoins, que la nécessité d'être à la proximité des clients ainsi que la volonté croissante de s'approprier de la rente perçue du fait de la non rémunération des dépôts, accentuent le phénomène de surdimensionnement du réseau bancaire.

b - Les subventions croisées : Une seconde forme de concurrence reposera sur l'introduction de subventions croisées entre produits. En effet, faute de pouvoir attirer les déposants par des hausses de rémunération directe, les banques auront tendance à mettre en place des subventions croisées sur des produits vendus à un tarif particulièrement bas. Ceci a pour objectif d'attirer la clientèle. Par exemple, une partie du gain réalisé sur les dépôts sera utilisée pour bonifier les taux des crédits. Cette bonification attire de nouveaux clients et accroît donc la rente perçue. Au total, la non rémunération des dépôts à vue se traduit alors par un niveau artificiellement bas des taux débiteurs. De même, la rémunération actuelle des O.P.C.V.M de trésorerie qui est très élevée est probablement due en grande partie à la non rémunération des dépôts à vue qui les accompagne [Chiappori (1991)].

3 - La fragilisation de l'environnement bancaire :

Ces distorsions structurelles, provoquées par la réglementation des dépôts, peuvent provoquer une fragilisation de l'environnement bancaire et affecte ainsi l'efficacité de la politique monétaire. En effet, le modèle de Chiappori, Perez-Castrillo et Verdier, montre également que l'interdiction de rémunérer les dépôts à vue peut conduire à une prise excessive de risque sur le marché. L'existence de subventions croisées peut également créer une vulnérabilité particulière vis-à-vis des mécanismes de concurrence, avec le risque d'apparition d'une sorte de concurrence destructrice. D'où le risque de déstabilisation de l'ensemble du système.

Par ailleurs, Saidane.D (1995), souligne le fait que le modèle de Chiappori, Perez-Castrillo et Verdier montre qu'en situation de réglementation, la taille du réseau bancaire est peu sensible au taux du marché et à la politique monétaire pratiquée. Ce qui n'est pas le cas en situation de libre concurrence. En effet, tout accroissement des taux directeurs en concurrence parfaite est immédiatement répercuté sur les taux débiteurs. Dans un environnement réglementé, les contrats liés perturbent cette complète transmission des taux. Dès lors, on peut déduire que la politique monétaire est moins efficace dans un environnement réglementé avec produits bancaires joints que dans un contexte concurrentiel avec les mêmes caractéristiques de produits.

SECTION 2 : LES CONSEQUENCES D'UNE DEREGLEMENTATION DES DEPOTS A VUE

A la lumière de cette analyse des effets de la non rémunération des dépôts à vue sur les marchés bancaires, on se rend compte que cette réglementation génère certains effets pervers qui peuvent conduire à une fragilisation de l'industrie. A partir de là, certains spécialistes considèrent qu'une déréglementation, ou une modification de la réglementation actuelle, s'avère nécessaire.

On se demande alors quelles seront les conséquences prévisibles d'une telle évolution ? La réponse à une telle question reste incertaine et les économistes sont loin d'être unanimes sur les conséquences d'une réforme de ce type sur le risque global du système bancaire [Rochet.JC (1991) ]. Néanmoins, sur la base des analyses théoriques et des expériences étrangères, quelques prédictions peuvent être identifiées [Chiappori (1992) ].

A - La recomposition des portefeuilles :

La réforme des dépôts à vue devrait en principe conduire à une modification assez forte dans les portefeuilles. En effet, on peut penser que la croissance des SICAV monétaires va se ralentir considérablement. La rémunération des OPCVM sera probablement réduite. Les comptes à vue deviendront donc un substitut intéressant, conduisant à un ralentissement des différences de rémunérations. Dans ce cas les subventions croisées destinées à attirer de nouveaux déposants doivent logiquement perdre leur raison d'être. De la même manière, l'ensemble de la tarification des banques se rapprochera de l'efficacité, en particulier, il deviendra possible de rapprocher la facturation des divers moyens de paiements de leur coût marginal. Par ailleurs, Chiappori (1992) considère que le coût pour les banques, induit par une telle réforme, reste difficile à estimer.

B- L'état de la concurrence bancaire :

Avec la déréglementation, une concurrence entre banques va s'établir sur le marché des dépôts. Dans ce cas, doit-on craindre que cette concurrence devienne destructrice ? A cette question, Chiappori répond que cette concurrence ne sera probablement pas destructrice. D'abord, il semble que les comportements de dépôts ne sont pas très élastiques vis-à-vis des taux. D'autres éléments demeurent essentiels pour les clients (contacts personnels, qualité du service, ...). Les facteurs de compétitivité seront principalement la localisation et la qualité des services proposés. Ensuite, la libre concurrence sur le marché des dépôts à vue se traduira certainement par une tendance à la différenciation des services.

Cette diversification de l'offre va permettre d'atténuer les pressions concurrentielles et empêcher ainsi l'apparition d'une concurrence destructrice. Enfin, le rôle des autorités monétaires apparaît essentiel pour prévenir les stratégies de rémunérations excessives sur le marché des dépôts. D'où l'intérêt de conserver une réglementation minimale interdisant des rémunérations des dépôts trop proches du taux du marché. Il semblerait, en outre, que plusieurs observations empiriques confortent les prévisions suivantes et l'exemple espagnol s'avère intéressant sur ce point. Il n'est pas apparu de concurrence destructrice propre à mettre en danger la stabilité du marché financier. Par contre, la différenciation des services financiers a joué à plein [voir par exemple Kessler, Lavigne et Pardo (1989) et Vives.X (1990)].

C - Le renforcement des dispositifs prudentiels : Pour porter ses fruits et pour éviter l'apparition de certains effets pervers, la déréglementation des dépôts à vue devrait s'accompagner d'un certains nombre de mesures particulières. En premier lieu, cette réforme suppose un renforcement des mécanismes prudentiels qui doivent avoir comme objectif principal d'éviter une concurrence exagérée par les prix et de limiter ainsi une prise excessive de risque pouvant altérer la solvabilité et la sécurité du système bancaire. En second lieu, il conviendra de veiller à ce que cette réforme n'est pas d'effets redistributifs indésirables. En effet, il appartient au pouvoirs publics de garantir aux ménages un service bancaire de base et ceci pour éviter le risque de débancarisation d'une partie de la population. En effet, ces différentes mesures doivent nécessairement passer par une coopération entre banques et autorités réglementaires. Elles doivent également être pensées à l'échelle européenne pour aboutir à une meilleure harmonisation et garantir ainsi une meilleure compétitivité internationale des banques en Europe. En effet, dans le processus progressif de la construction européenne, des efforts dans ce sens sont déjà engagés. L'entrée en vigueur de ce processus d'harmonisation de la réglementation européenne a déjà eu quelques conséquences sur les marchés bancaires en Europe. On assiste par exemple, à une diversification significative de l'offre. Les principaux établissements ont élargi leur présence dans les autres états membres. On a ainsi observé en France, au cours des deux premières années de fonctionnement du marché unique, l'implantation de 17 succursales d'établissements originaires d'autres états membres. Durant la même période, les établissements français ont créé 21 succursales nouvelles dans d' autres Etats de l'Union Européenne. Cette intégration des systèmes bancaires n'en est qu'à ces débuts et va très vraisemblablement s'intensifier à l'avenir [Cassou.PH (1996)].

De ce fait, la réglementation communautaire est appelée à évoluer dans l'avenir pour tenir compte de ces nouvelles règles du jeu sur les marchés bancaires. Aujourd'hui, les mouvements de déréglementation sur les marchés bancaires en Europe sont irréversibles. Le renforcement des dispositifs visant aux rapprochements des systèmes nationaux demeure indispensable pour éviter les distorsions de concurrence sur les différents marchés bancaires en Europe et garantir ainsi une meilleure compétitivité des banques européennes au niveau international. Le renforcement de la surveillance des établissement de crédit nécessite également une réflexion.

L'internationalisation et la volatilité croissante des marchés, ainsi que l'évolutions des techniques financières sont des éléments susceptibles de faire apparaître de nouveaux risques. La prévention des difficultés exige donc une adaptation permanente des dispositifs prudentiels et l'élaboration de nouveaux outils. La question de la compatibilité entre objectif d'harmonisation de l'activité bancaire en Europe et la spécificité de certaines réglementations nationales (comme celle de la rémunération des dépôts à vue demeure au coeur de ce débat.

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Suite : Conclusion